A - Les conditions de l'apprentissage - L’immaturité du cerveau :
Dans le règne animal, les espèces « précoces », comme les poules, dépendent de capacités innées et elles deviennent donc rapidement matures.
De même, en milieu marin, des capacités d’adaptation génétique s’avèrent particulièrement développées, ainsi les tortues marines savent, dès la sortie de l’œuf, quel comportement adopter.
Au contraire, d’autres espèces « à structure familiale » dépendent de l'apprentissage prodigué par les adultes.
Cet apprentissage social, qui débute dans le règne animal, bien avant l’apparition de l’homme, dénote que l’animal a conscience des actes des autres.
C’est ainsi que les corbeaux et les corneilles ont une compréhension cohérente de leur environnement physique, ils vivent en groupes sociaux complexes, dans lesquels chaque individu accède à ce qui se passe dans l'esprit de ses congénères. Grâce à cela, ils deviennent capables de comportements innovants, comme le corbeau calédonien, capable de fabriquer et utiliser des outils pour chercher sa nourriture. On va pouvoir l’observer en train de tailler des bâtonnets munis d’un crochet dans des feuilles dures ou des branchettes. Avec ces outils, il va pouvoir déloger des larves de coléoptères dans des trous d'arbres. Ce comportement, difficile à assimiler et à mettre en pratique, se transmet de génération en génération.
Pour cette raison, les petits dépendent de leurs parents bien plus longtemps que les poussins.
L’homme figure parmi les espèces les moins précoces, à cause de la lente maturation de son cortex frontal.
Cette longue période est nécessitée par l'adaptation sociale complexe (qui impose un réajustement permanent),à des règles de comportement parfois incompatibles avec celles de la biologie.
C’est pourquoi on ne peut parler d’immaturité, mais plutôt d’une longue période de construction et d’organisation, et cette période de construction intérieure se fait sur le modèle qui œuvre au sein des sociétés.
Le cerveau des enfants est très différent de celui des adultes. Il possède davantage de connexions inter neuronales qui seront peu à peu supprimées ou renforcées selon leur fréquence d’utilisation.
Ce phénomène permet la mémorisation et le renforcement de l'apprentissage. Toutefois, il révèle une faiblesse, car il dépend du milieu culturel : des connaissances erronées peuvent alors être conservées.
On remarquera d’ailleurs que l'immaturité de l’enfant et sa capacité à apprendre vont de pair avec l'immaturité de son cortex préfrontal qui ne sera achevé qu’à l’âge de 25 ans environ. C’est ainsi que l’enfant pourrait bien être considéré mature lorsqu'il a perdu sa capacité d’innovation, c’est-à-dire lorsqu'il a tout appris et retenu des connaissances jugées nécessaires par son groupe.
Durant cette période, le petit est vulnérable. L'évolution résout ce problème par une division du travail entre bébés et adultes.
Pendant cette période de construction et d’organisation, l'absence de contrôle exercé par le cortex préfrontal est un avantage considérable pour l'apprentissage chez les jeunes enfants. En effet, si les fonctionnements individuels se sont lentement installés au fil des millions d’années et grâce au développement de la taille du cerveau, le développement des sociétés est un phénomène trop récent pour avoir pu remanier profondément les structures cérébrales. Les nouvelles fonctions cérébrales que le développement social impose n’ont pu être sauvegardées dans le patrimoine génétique. L’apprentissage, qui développe les connexions entre neurones [cf : mémorisation] est donc indispensable.
Ce sont ces nouvelles connexions qui vont permettre à l’aire préfrontale d’inhiber les pensées et les actions non pertinentes, en particulier les actions non conformes aux exigences de la communauté.
Pourtant, c’est aussi grâce à l’absence de toute inhibition que les bébés et les jeunes enfants peuvent explorer librement leur environnement. L'enfant est en effet naturellement « éveillé », il est ouvert au monde, et sans idées préconçues à son encontre.
L’enfant et l’adulte, deux manières de découvrir le monde.
Interrogeons-nous sur les capacités naturelles dont dispose un enfant avant que l’apprentissage ne vienne perturber un fonctionnement inné.
B – Les capacités naturelles (Physique, Biologie, Mathématiques) :
a - Une grammaire innée :
Nous ne reviendrons pas sur cette capacité évoquée précédemment [cf : Une grammaire universelle]. Rappelons simplement que, dès l’âge de deux ans, l’enfant sait reconnaître un nom ou un verbe dans une phrase, et découvrir par lui-même le sens des mots.
b – Une intuition des lois mathématiques :
Même si les tout-petits n'ont pas acquis une parfaite maîtrise du langage, il est possible d’utiliser le langage pour sonder ce qu'ils pensent.
Contrairement à ce que l’on imaginait avant le milieu des années 1980, les scientifiques ont découvert que les bébés possèdent déjà beaucoup de connaissances sur le monde qui les entoure : en leur demandant simplement de faire des choix, on obtient beaucoup d'informations.
Les chercheurs ont ainsi pu découvrir que leurs connaissances dépassent largement les sensations immédiates.
Ainsi, alors que Piaget avait conclu qu’un enfant faisait l'acquisition des nombres à sept ans, nous savons aujourd'hui que dès l'âge de quatre mois le bébé est capable de réaliser l'addition 1 + 1 =2 ou la soustraction 2 -1 = 1.
Ce qui était attribuée à l’éducation fait en réalité partie des capacités innées de l’enfant.
c – Une intuition des lois physiques :
De plus, outre cette logique mathématique, des psychologues ont pu démontrer que le nourrisson a une intuition des lois physiques qui gèrent la réalité de notre monde. Immédiatement, il va scruter la situation nouvelle pour l'intégrer dans les connaissances qu'il avait acquises précédemment.
Ainsi, un personnage qui traverse un mur attirera davantage son attention que celui qui respectera les lois de la physique.
Sans connaître encore le monde qui l’entoure, il possède déjà la connaissance de ce qui est conforme à la réalité.
Ainsi, la croyance qu'un objet peut traverser un mur serait une « acquisition magique » apportée et confortée par les adultes par le biais des contes et, aujourd'hui, des films de fiction. Si l’enfant sait faire la différence entre le conte magique et la réalité, il se trouve que, devenu adulte, il pourrait ne plus être capable de les discerner.
Le passe-muraille, place Marcel Aymé (Montmartre)
d – Une perception intuitive des lois du monde vivant :
Leur connaissance intuitive ne s'arrête pas aux seules lois de la physique. Dès l'âge de 3 ou 4 ans, les enfants possèdent aussi des notions élémentaires de biologie : ils commencent à comprendre ce que signifie grandir ou être malade.
Encore une fois, lorsqu'ils raisonnent sur les situations, ils vont au-delà de ce que leur révèlent les apparences issues de leurs perceptions.
Mais la connaissance la plus importante pour les bébés et les jeunes enfants provient d'autrui. Elle va leur permettre de s’intégrer au groupe familial, puis social, et les enrichir des acquis du groupe, qu’ils soient ou non conformes à la réalité.
De même que chacun a pu constater que les nouveau-nés sont capables d’imiter les expressions faciales de leur vis-à-vis, des chercheurs ont aussi montré qu’ils comprennent déjà que les personnes sont différentes les unes des autres.
Progressivement, leurs connaissances vont se renforcer, et, à partir de 18 mois ils vont même se montrer capables de comprendre que deux personnes peuvent vouloir des choses différentes.
On a constaté que les bébés, dès 14 mois, donnent toujours des sucreries à leur maman, si c'est cela qu’ils aiment eux-mêmes. C’est à partir de 18 mois qu’ils donneront à la maman ce qu’elle préfère.
Ce comportement se développe en dehors de toute éducation, et il coïncide avec l’apparition de l’empathie : le bébé ressent ce qui fait plaisir, et sait faire la différence entre son besoin et celui de l’autre.
« À 14 mois le bébé donne ce qu'il aime,
à 18 mois, il donne à la personne ce qu'elle aime. »
À partir de quatre ans, l'enfant distingue donc la réalité de la fiction, le comportement physiologique des comportements aberrants. Il va même se montrer capable d’expliquer qu'une personne se comporte de façon bizarre parce qu'elle croit quelque chose qui n'est pas vrai.
L’enfant possède donc une logique intuitive, très différente de celle de l’adulte qui, bien souvent, ne possède plus que la logique des connaissances culturelles : la lessive possède des grains bleus, « donc » elle lave plus blanc, elle est dans une boite plus petite, « donc » elle est plus concentrée.
Toutefois, cette capacité même à comprendre le monde et à s’y adapter l'amènera rapidement à comprendre que, pour éviter les conflits, il est préférable d’admettre les affirmations des adultes, même si elles ne sont pas conformes à la réalité.
C – Les supports de l’apprentissage :
Une question se pose toutefois, qui trouve difficilement de réponse.
Comment les êtres humains peuvent-ils acquérir des connaissances pertinentes sur le monde, alors qu'ils sont sans cesse confrontés à une masse d’informations sensorielles bien souvent contradictoires ?
a - Les sens :
Nous avons vu l’importance des sens [cf : l’inconscient, cet inconnu], chacun permettant d’aborder un pan de la réalité et, tous ensemble, se complétant et se confortant pour maintenir l’équilibre intérieur (homéostasie) et les relations avec le monde extérieur. Sans eux, pas d’apprentissage, et s’ils sont altérés, à la suite d’une lésion ou d’une inhibition volontaire, l’apprentissage en sera réduit d’autant.
b – Des capacités pré établies : 1 - Statistiques :
Nous savons que le cerveau humain utilise les statistiques [cf : le cerveau probabiliste] : c’est un héritage dont l’enfant dispose immédiatement.
Cela explique qu’il choisisse la réponse validée par le plus grand nombre : ainsi, dans un milieu religieux ou politique fermé, l’enfant adoptera la croyance ou le comportement dominant.
Pourtant, même les animaux sont capables d’« oublier » leurs connaissances anciennes pour en élaborer de nouvelles, lorsque leur environnement se transforme. C’est ainsi que les baleines bleues chantent aujourd'hui dans une tonalité plus grave que dans les années 1960, alors que leur « monde du silence » a perdu son silence. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour l’homme ?
Détecter des régularités statistiques est la première étape de la découverte scientifique. Aujourd’hu, elle permet aussi aux robots de développer leur connaissance de l’environnement.
C'est à partir de ces mêmes statistiques que les enfants, à l'instar des scientifiques, vont tirer des conclusions sur le monde qui les entoure.
Ayant échoué partiellement dans l’élaboration de machines intelligentes, les chercheurs se sont demandés comment les enfants devenaient intelligents et apprenaient à prédire l’évolution des circonstances. C'est alors qu'ils ont développé des programmes permettant aux machines d’apprendre par elle-même, programmes utilisant le modèle de Bayes, dit « probabiliste ».
Car, tout comme les enfants, les machines doivent apprendre à prédire l’évolution des circonstances environnementales pour s’y adapter plus rapidement.
C’est d’ailleurs cette démarche d’apprentissage entreprise en robotique qui a permis de mieux comprendre comment fonctionne « le cerveau-ordinateur » qui est dans la tête des enfants.
Pour cela, les chercheurs ont associé des techniques complémentaires, avec deux idées directrices :
- tout d’abord les mathématiques vont permettre de décrire les hypothèses que peuvent faire les enfants en fonction de ce qu’ils voient ou entendent.
- puis, ces hypothèses vont être associées aux probabilités d’apparition de différents événements.
Les hypothèses qui décrivent le mieux les données deviennent alors les plus probables
[cf : Statistiques chez les plantes].
" Qu’est-ce ? Un fantôme ? "
" Les fantômes n’existent pas!
Ce n’est ni un intrus, ni un rat…
C’est donc le bois de l’armoire qui sèche! "
Pour le cerveau humain, la logique n'aboutit pas toujours à un résultat précis et reproductible comme c’est le cas en mathématiques.
C’est pourquoi les statistiques sont indispensables pour définir quel résultat ressort le plus fréquemment... C'est lui qui deviendra le plus probable et sera retenu par l'enfant dans la suite des événements...
... Jusqu'à ce que ce résultat soit écarté par une nouvelle donnée !
Ainsi l'apparition du Père Noël s'avérera logique puisque survenant toujours à la même date et s'accompagnant toujours de cadeaux...
Jusqu'à ce qu'une nouvelle information apprenne à l'enfant que le Père Noël n'existe pas !
Pourtant cette information ne sera pas obligatoirement décisive, elle laissera un doute tant qu’elle n’aura pas été confirmée par des sources diverses et multiples. Ce n’est que lorsque l’information nouvelle sera plus répandue que la première qu’elle sera retenue comme la plus probable, jusqu’à ce que l’information initiale disparaisse définitivement.
La majorité détermine la certitude.
Cette connaissance nouvelle aura pour mérite d’apprendre à l’enfant que l’adulte n’apporte pas forcément des informations fiables. Il apprendra alors à vérifier ce qui paraissait une évidence et affinera son esprit critique.
On comprend alors l’importance du nombre des avis et des réponses obtenues sur le développement de l’enfant.
Un enfant qui aura vécu dans un milieu fermé à toute opinion autre que la règle établie, imaginera pouvoir accéder au paradis ou s’attribuer un territoire par la violence.
De même que la conscience dépend de la multiplicité des sens, elle dépend aussi de la multiplicité d’avis différents, c’est seulement alors que l’enfant pourra choisir en connaissance de cause. Son apprentissage ne peut passer par une information unique.
Toutefois ces statistiques ne donnent pas lieu à un résultat exact, elles permettent seulement d’élaborer des hypothèses qui devront être confirmées.
C’est donc sans en avoir conscience, mais en utilisant de telles analyses statistiques, alimentées par une grande variété d’informations, que les enfants peuvent être plus performants que les adultes lorsqu'il s'agit d'envisager une nouvelle hypothèse [cf : origines].
Cette programmation innée du cerveau de l’enfant, tout orienté vers la découverte fait que les bébés sont non seulement des scientifiques nés, mais aussi de véritables sages.
Inversement, les enfants modifient leur approche implicite et deviennent moins créatifs quand on leur enseigne les choses. Pourquoi faire l’effort de trouver une réponse si celle-ci est fournie sans effort ?
L’enfant livré à lui-même développe davantage son intelligence que celui soumis à une éducation formelle. Sa créativité va le distinguer de ceux qui se sont figés dans le moule collectif.
« Dans le domaine des connaissance, et en l’absence de preuves,
la majorité détermine la certitude.
Seul l’esprit critique détermine la conscience. »
2 - Sens des nombres :
C’est en 1992, que Karen Wynn, de l'université Yale (EU), a bouleversé les acquis en publiant dans la revue Nature un article intitulé : « additions et soustractions chez le bébé humain ».
Dans des expériences où des objets ou des personnages apparaissent et disparaissent, elle a pu constater que l'enfant sait les compter, avant même d’avoir intégré l’apprentissage des nombres (six ans selon Piaget).
Elle a ainsi pu démontrer que les bébés possèdent le sens des nombres dès l'âge de quatre mois, réalisant additions et soustractions élémentaires : 1 + 1 =2 ; 2 -1 = 1
Elle a également pu déterminer qu’ils sont capables de détecter les erreurs mathématiques.
Avant même que la conscience rationnelle n’ait eu le temps de se construire avec l’apprentissage de la vie, ce que nous nommons « inconscient » apparaît tout à fait capable d’observer et de tenir compte de ce qu’il voit.
C'est le début du raisonnement cognitif.
Comme les bébés humains, les autres primates n’ont pas besoin de communiquer pour appréhender leur environnement, et le langage mathématique semble même apparaître, dans la nature, avant même le langage élaboré. En effet, lorsqu’il s’agit d’évaluer le nombre de prédateurs et le danger qui en découle, vision et calcul interviennent bien avant la transmission de l’information à la communauté.
Toutefois, pour qu’il puisse passer du stade de « l’évaluation » d’une quantité à celui du calcul de la quantité, le nourrisson va devoir inhiber la perception « longueur = nombre ».
Nous avons vu en effet, que si l’enfant évalue très bien des différences de longueur, cohérentes avec un nombre donné de jetons, il peut se tromper quand une ligne plus courte comporte davantage de jetons [cf : le calcul].
Pour le promeneur, l’évaluation est suffisante.
Pour l’éleveur, le calcul est nécessaire.
Comme dans l’imagerie des rêves, l’importance de la vision se révèle là encore : l’angle du champ visuel est à même de déterminer les quantités. Cette représentation de l’espace est commune à l’homme et à l’animal.
Au niveau cérébral, le cortex préfrontal semble à l’origine de ce processus de contrôle et d'inhibition.
En acquérant les nombres et la capacité d’inhibition, l’enfant acquiert l’âge de raison.
« Se développer, c'est acquérir de nouvelles connaissances
en inhibant les anciennes. »
3 – Capacités numériques :
L’origine des nombres chez l’enfant :
Les mathématiques ne se limitent pas à la manipulation des nombres. Elles sont, comme nous avons pu le voir, un véritable langage [Le langage des chiffres].
Toutefois, les capacités numériques innées chez le bébé ne lui donnent pas encore accès au nombre. Elles lui permettent tout au plus de comparer de petites quantités. C’est cette même capacité de comparaison qui va, par exemple, permettre à l’animal femelle de constater que l’un de ses petits s’est éloigné, ou de déterminer le moment où le nombre de prédateurs est signe de danger.
Avant que l’enfant ne sache compter, le nombre, pour lui, correspond avant tout à une sensation, ici d’ordre visuel. C’est plus tard que les suites numériques du langage courant et des comptines pour enfant vont rattacher cette sensation à des chiffres. Peu à peu, les suites de mots « 1, 2, 3… » vont prendre sens également.
Cette capacité visuelle de comparaison peut être reliée aux autres sens : plus d’odeur ou plus de bruit va correspondre à « plus grand nombre ».
Travaillant sur l’intuition des nombres chez l’homme et l’animal, Stanislas Dehaene, a pu démontrer qu’elle fait appel aux circuits de la représentation visuospatiale dans le cerveau.
Bien entendu, il ne s’agit ici que d’opérations simples. Par exemple, si l’opération 10 + 5 égale 78 est proposée, nous savons immédiatement que le résultat est faux car l’écart entre les deux termes de l’égalité est trop important.
Cet écart est facilement illustré par une représentation du nombre sur une ligne numérique.
C’est cette même capacité de représentation approximative qui permet de visualiser la différence entre un champ et un jardin.
Ces différentes valeurs sont traitées de façon approximative.
Les très jeunes enfants, avant même d’avoir appris les symboles des chiffres, sont capables de combiner des valeurs, les comparer approximativement, les additionner et les soustraire.
Dans son ouvrage « La bosse des maths » https://www.youtube.com/watch?v=0yCWPAelZBo, Stanislas Dehaene nous apprend qu'il a pu observer par imagerie cérébrale que les personnes qui réalisaient un calcul approximatif activaient une région particulière de leur cerveau : le sillon intra-pariétal, région affectée au sens des nombres. Cette observation a permis de valider l’existence de « neurones des nombres ». Même chez le bébé, cette région du cerveau s’active à l’observation approximative d’ensembles d’objets.
Cette représentation approximative des quantités est un héritage de l’évolution, elle sert aujourd’hui de fondement à l’apprentissage des symboles mathématiques.
Connaître un nombre, ce n’est donc pas simplement le désigner par un terme du vocabulaire, c’est comprendre qu’il existe par référence à un autre nombre plus petit ou plus grand, c’est-à-dire par ajout ou retrait d’unité. Deux, c’est « un » auquel on a ajouté « un ». En ajoutant successivement « un » au nombre précédent, l’enfant accède à la suite des nombres : il devient capable de dénombrer.
En exploitant ces quantités concrètes, l’enfant va peu à peu assimiler l’abstraction que constitue le nombre. Un nombre, représenté par un signe abstrait, ne peut être perçu par les sens : seul l’objet concret permet de lui attribuer une valeur numérique.
En construisant progressivement le concept de nombre, l’enfant va développer sa capacité à comparer le nombre d’objets différents. C’est ce qui va lui permettre de donner un sens aux chiffres. Le chiffre 2 correspondra, par exemple, aux deux mains et aux deux yeux, le chiffre 5, aux doigts de la main, etc.…Une bicyclette possède deux roues, une voiture en possède quatre.
Toujours par analogie, il va alors généraliser l’idée de nombre et comprendre que le chiffre renvoie à une quantité.
Les neuroscientifiques ont pu montrer que la représentation des chiffres indo-arabes dépend des compétences visuospatiales du cerveau que l’enfant commence à développer très tôt grâce a sa capacité de raisonnement par analogie.
Lorsqu’il commence à assimiler des codes symboliques, l’enfant devient capable de raisonner hors de toute considération matérielle. Il peut alors découvrir les mathématiques rien qu’avec les nombres, tout comme il découvre les objets qui l’entourent avec les mots imprimés dans les livres.
Le sens des nombres est d’abord individuel, il permet de déterminer une quantité vitale (nourriture, prédateur) .C’est dans un deuxième temps que le langage intervient, permettant de nommer l’objet et de le partager (orange, mouton). L’être vivant passe de la sensation à l’abstraction.
Dans un troisième temps de l’évolution, le langage va faire naître l’idée de nombre et le symbole qui se rattache à la quantité afin de partager des quantités précises (1kg d’oranges, 125 moutons...).
La représentation analogique des quantités, située dans le sillon intrapariétal permet les approximations.
La représentation linguistique permet de lire, entendre et produire des chiffres. Elle fait appel aux aires du langage.
La représentatin indo-arabe permet de lire et écrire les symboles des chiffres. Elle fait appel aux aires visuelles.
Sommes-nous tous égaux face aux mathématiques ?
Au départ, cette « intuition » des nombres est commune à tous: il n’existe aucune différence entre les filles et les garçons, mais elle va s’affiner progressivement en fonction de l’éducation reçue.
Ainsi, un petit enfant va savoir faire la différence entre 4 et 8 objets (soit une quantité qui va du simple au double).
Puis, peu à peu il va apprendre à faire la différence entre 4 et 5, affinant ainsi sa capacité à saisir l’écart entre deux nombres. Pourtant, tous les enfants ne vont pas développer cette capacité au même moment.
L’expression corporelle dont nous avons vu l’importance [cf : l'apprentissage par le geste] est indissociable du calcul. Plus précisément, il va s’agir de déterminer l’expression faciale qui accompagne la spatialisation des nombres. Chacun peut en faire l’expérience : demandez à un sujet d’additionner de tête deux chiffres, et son regard va se porter en haut et à droite.
Inversement, demandez-lui d’effectuer une soustraction, et son regard va se diriger en bas et à gauche !
C’est en 2008 que l’équipe de Saclay a levé le voile sur ce mystère.
En effet, au fur et à mesure de l’apprentissage, l’aire dévolue aux nombres approximatifs (le sillon intra-pariétal) n’est plus suffisante. D’autres régions vont être recrutées. Dans ce cas précis, c’est l’aire dévolue au mouvement des yeux qui est sollicitée, ce qui explique leurs mouvements. « C’est ce que Stanislas Dehaene a appelé « recyclage neuronal ». Regarder vers la droite pour une addition et vers la gauche pour une soustraction serait lié à la ligne numérique de représentation des nombres, évoquée plus haut, qui imposerait ces mouvements.
Ces étapes de l’acquisition des nombres s’échelonnent de 3 mois à 12 ans.
4 – Capacités linguistiques - Les neurones de la lecture :
Pour ces mêmes raisons de proximité entre aires cérébrales, le professeur Stanislas Dehaene s’est intéressé aux neurones de la lecture. En effet, un paradoxe existe dans ce domaine.
L’étude de l’évolution montre que le cerveau humain a mis des centaines de milliers d’années à se développer :
Quant à l’acquisition de la lecture, elle est très récente. Elle a été précédée de l’apparition du dessin et de l’écriture mais, pendant quelques milliers d’années encore, seuls les érudits étaient concernés. La lecture à grande échelle n’existe chez l’homme que depuis quelques siècles.
Comment se fait-il qu’une aire corticale dédiée à la lecture soit apparue aussi rapidement ?
Il semble que, là encore, le « recyclage neuronal » soit intervenu.
En inventant l’écriture, l’homme n’a pas créé une nouvelle région corticale dédiée à l’écriture, il a seulement exploité la plasticité de ses neurones capables de changer de fonction selon les besoins : c’est ainsi qu’une petite partie de son système visuel, exploitée jusque-là pour la reconnaissance des objets, s’est spécialisée pour reconnaître des formes nouvelles.
Chez l’enfant, l’apprentissage de la parole lui apprend à faire le lien entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Plus tard, l’apprentissage de la lecture lui apprend à faire le lien entre ce qui est exprimé par la parole et ce qui est représenté par des signes. C’est cet apprentissage qui va permettre, à une partie de ses aires visuelles, de se connecter aux aires du langage parlé.
Développement du langage.
Développement de l'écriture.
C’est ainsi qu’une étude, menée par l’équipe de Stanislas Dehaene sur 60 personnes illettrées, a permis d’observer l’évolution des aires cérébrales de ces sujets au fur et à mesure de l’apprentissage à la lecture : tandis que se développait une aire spécialisée dans la lecture, les chercheurs ont pu constater une décroissance de la reconnaissance du visage [cf : L'apprentissage de la lecture].
Ainsi, on retrouve à nouveau chez les neurones cérébraux, la capacité que possède toute espèce animale évoluée à réorganiser ses compétences en fonction de circonstances nouvelles.
5 – Alliance des nombres et du langage - l'importance de l’inhibition dans l’acquisition du sens des mots :
Alors qu’aujourd’hui encore quelques peuples ne savent compter que 1, 2, 3 et beaucoup, le développement des sociétés a imposé deux évolutions : celle du langage pour communiquer, et celle des nombres pour adapter des valeurs nouvelles aux nouveaux besoins collectifs.
Nous savons maintenant qu’il existe chez les bébés un sens inné des nombres qui leur permet d’accomplir des tâches approximatives.
Comment expliquer alors que Jean Piaget observait des erreurs de discrimination dans la reconnaissance des nombres chez les enfants qui parlaient, et ce jusqu'à l'âge de six ans ?
C’est vers deux ans que l'enfant apprend à parler. A deux ans et demi il commence à énoncer les mots qui désignent les nombres, indiquant ainsi qu’il commence à faire des calculs et se montre capable de relier le mot au nombre.
Le langage n’a pas un rôle fondateur dans le sens des nombres puisque l’évaluation numérique existe déjà chez l’enfant avant qu’il ne sache parler, il lui permet seulement d’acquérir la notion de nombre exact.
Toutefois, si le langage semble nécessaire pour acquérir cette notion, il peut pervertir la justesse de la perception.
En effet, avant deux ans, l’enfant ne fait pas d’erreur lorsqu’il évalue des différences de longueur si celles-ci sont conformes à la différence de nombres.
Durant la période transitoire qui suit, il fait des erreurs qui n'existaient pas lorsqu’il exploitait son intelligence visuo spatiale, plus rapide, plus fluide, et moins coûteuse du point de vue cognitif.
Pour comprendre l’origine de ces erreurs, les chercheurs ont mené une étude en demandant aux enfants de répondre verbalement (au lieu de mesurer le temps de regard) : les enfants devaient dire si la situation présentée était juste ou fausse. Les enfants de deux ans se trompaient et considéraient par exemple comme juste l'addition 1 + 1 = 3 alors que leurs cadets de cinq mois ne faisaient pas cette erreur. Toutefois, cette erreur ne s'observait que chez les enfants de langue française et non chez les enfants de langue anglaise du même âge.
Olivier Houdé et son collègue Peter Bryant de l'université d'Oxford ont pu proposer une explication fondée sur une différence linguistique. En effet, en français, le chiffre « 1 » se prononce comme l’article un, ce qui demande à l’enfant une période d’apprentissage plus longue, ce qui n’est pas le cas dans la langue anglaise ou le chiffre « 1 » se dit « one », et l’article « un » se dit « a ».
Les bébés humains, tout comme les grands singes, ont un cerveau sans langage verbal élaboré. Pour cette raison, on comprend qu’il soit difficile, pour un adulte, d’analyser un rêve qui s’exprime avec des images et non avec des mots. On éprouve cette même difficulté lorsqu’il s’agit de communiquer avec un sourd-muet.
Aujourd’hui, s’il est possible de comprendre comment on passe du nombre au langage, et s’il est possible de comprendre comment on accède à l’intelligence, une question demeure : comment passe-t-on des gènes à l’intelligence ?
D - Les moyens de l’apprentissage :
Comment l’enfant fait-il pour découvrir le monde qui l’entoure ?
a - La manipulation d’objets :
L’observation des enfants suggère que lorsqu’ils jouent spontanément, « touchant à tout », au grand dam de leurs parents, ils explorent les conséquences de leurs actes, et étudient les relations de cause à effet. Tout comme les chercheurs, ils font des expériences, ce qui est la meilleure manière de découvrir comment fonctionne le monde.
C’est ainsi que lorsqu’ils manipulent un objet, ce qu’ils aiment avant tout, c’est découvrir.
Dans une étude où une machine comportait deux leviers, on montrait, à un premier groupe d'enfants d'âge préscolaire, un canard qui apparaissait lorsqu'on agissait sur l’un des deux leviers, puis une marionnette quand on agissait sur l'autre. À un second groupe ont montrait seulement que les deux jouets apparaissaient lorsque les deux leviers étaient actionnés en même temps. Puis, on laissait les enfants jouer.
Les enfants du premier groupe, qui savaient déjà comment la machine fonctionnait, jouaient beaucoup moins longtemps avec elle.
Le second groupe, confronté à une inconnue, jouait plus longtemps avec la machine, afin de découvrir le rôle de chaque levier.
b – Les expériences :
Les bébés ne font pas d’expériences et n'analysent pas consciemment les statistiques comme les adultes.
Ces derniers explorent en utilisant leur expérience et celle des autres. De leur côté, les bébés explorent en tâtonnant, car ils ne possèdent pas encore la connaissance, mais seulement les moyens de la découverte, sans être trompés par des idées préconçues.
De même, l’adulte aime aller toujours plus loin dans la connaissance en cherchant bien souvent à créer des situations nouvelles pour y trouver de nouvelles réponses, même si ces réponses n'ont pas un caractère vital.
Ses motivations sont différentes : ce pourra être l’appât du gain, ou le désir d’être l’initiateur de la découverte d’un monde inconnu. Dans beaucoup de cas, la compétition le motivera.
L'enfant, lui, n'a pas ces besoins. Il ne s'éveillera qu’à l’apparition d’une situation nouvelle.
On peut comparer le cerveau de l’enfant à une sorte d'ordinateur élaboré par l'évolution et alimenté en permanence par l'expérience.
En ce sens, toutes les machines inventées par les chercheurs montrent l’ouverture d’esprit des enfants : avant quatre ans, ils en comprennent le fonctionnement bien plus vite que les adultes.
Trouvez le numéro de la place où est garée la voiture,
et n'allez pas chercher le résultat de suite.
Ainsi, les capacités cognitives des bébés et des jeunes enfants s’avèrent aujourd’hui bien supérieures à celles que les psychologues leur ont longtemps prêtées. S’ils dépendent si longtemps des adultes, cette période est mise à profit pour acquérir des capacités cognitives impressionnantes, comme l'apprentissage et la créativité.
Cette programmation innée du cerveau de l’enfant, tout orientée vers la découverte, amène à penser que les bébés sont à la fois de véritables savants, et de véritables sages.
Dans le domaine de l’apprentissage, l’enfant exclut donc toute acquisition arbitraire. Celle-ci n’intervient que secondairement, lorsqu’il ne trouve ni explication, ni solution à un problème, alors que la curiosité lui impose de trouver une réponse.
c – Les impasses :
C’est ainsi que, lorsqu'il tente de résoudre une opération nouvelle, il peut ne pas y parvenir. Il va alors utiliser la méthode des impasses et poursuivre la résolution du problème sans tenir compte de la partie de la procédure qui le bloque (décrit par Kurt Van-Lehn, du Massachusetts Institute of Technology - 1980).
Cette stratégie lui permet de proposer une réponse, qu’elle soit exacte ou non ! Ce faisant, il exploite simplement ses connaissances antérieures : par exemple, s’il n'a pas appris à faire les retenues dans une addition, il va faire les opérations sans faire de retenue.
Cela peut être un défaut d’apprentissage, ce n’est pas un signe d’immaturité.
Il se trouve que ce qui est faux en matière de calcul, s’avère être une réaction tout à fait adaptée dans le domaine de la survie. Un animal qui, en danger, ne trouve pas d’échappatoire, fuira, même si la partie est perdue d’avance.
Le fait que l’enfant continue à résoudre le problème, même si l’apprentissage est encore incomplet, montre qu'il cherche des solutions, et les exploite sans hésiter, quitte a les corriger ultérieurement.
Inversement, l’adulte se retrouve bloqué si une seule donnée du problème lui échappe.
On retrouve ce mode de raisonnement dans les rêves. On se rappelle le « rêve des chinois » : le mouvement de fuite, vers le lieu qui se trouve être une impasse, se reproduit jusqu’à ce qu’une solution imprévisible surgisse et s’avère viable.
Ce rêve indique que, dans le danger, le raisonnement doit laisser la place à l’impulsion instinctive qui peut permettre d’échapper à son sort.
Le rêveur sait que la fuite est impossible........ Il essaie quand même........ et tout devient possible.
Ce rêve démontre que les fonctions inconscientes, bien qu'elles puissent paraître aberrantes, sont complémentaires des fonctions rationnelles.
Il démontre aussi que l'on peut à tout instant « sauter » une situation insoluble pour passer à une autre... Tout simplement parce que la vie continue !
Ce n’est pas parce que la raison a une logique qui impose la continuité du raisonnement, que l’inconscient doit s’y conformer. Au contraire !
S’il n’a pas son mot à dire le jour, il mène le jeu la nuit, et les règles qu’il emploie sont très simples ; ce sont celle d’un enfant de moins de trois ans qui ne se complique pas la vie avec les conseils de Dame Raison.
d – L’analogie, fondement des apprentissages :
D’une manière générale, nous traitons les situations nouvelles en nous appuyant sur nos connaissances antérieures : cela s’appelle l’analogie. L’enfant n’échappe pas à ce mode de pensée.
C’est ainsi que lorsqu’il apprend, il fait le meilleur compromis entre :
- ce qu'il perçoit (par exemple la terre est plate)
- ce qu'on lui dit (la terre est ronde)
- et ce qu'il sait par ailleurs (une balle est ronde, un ballon, plus gros, a une surface également plus plate) qui va lui servir de support pour assimiler les nouvelles informations.
Grâce à ses connaissances, chacun peut trouver l'analogie entre la structure de l'atome et celle du système solaire.
Il en va de même de l’activité de l’inconscient au cours du rêve. Lorsqu'il crée une situation, il crée une analogie.
Ainsi avons-nous pu citer la découverte de la structure de l’atome par Niels Bohr [cf : Le domaine de l'intuition.].
Toutefois, cette analogie n'est qu'une méthode, et non une représentation de la réalité.
De même, les photons peuvent être à la fois représentés comme des billes, et calculés comme des ondes. Si ces représentations facilitent compréhension et fonctionnement, elles ne nous permettent pas de les imaginer autrement que sous deux formes différentes.
Revenons, une fois encore, au rêve de l’homme poursuivi par des Chinois.
Le rêveur vivait, dans la réalité, une situation insoluble. En l’amenant, par le biais du rêve, dans une impasse, son inconscient lui a montré que la solution était du côté qui paraissait impossible.
Ainsi, est-ce grâce à son rêve, ou plutôt grâce à son inconscient que de nouvelles solutions sont apparues, tout d’abord dans son rêve, puis dans sa vie. Le rêveur a pu transposer la solution de son rêve dans la réalité en agissant autrement qu’il ne le prévoyait.
Ainsi, l’inconscient utilise souvent les analogies pour faire apparaître que la solution la plus désagréable s’avère être la plus facile. Là où la raison voit une impossibilité, l’inconscient peut voir une solution.
Dans le rêve suivant, le sujet doit traverser une rivière. Le comportement logique impose un détour par le pont.
C’est alors qu’un événement imprévu survient, imposé par l’inconscient : un lynx barre la route.
Le sujet prend peur, perd l'équilibre et bascule dans le cours d'eau. Il découvre alors que la rivière est à sec, et il peut traverser sans encombre. Il ne s’est ni mouillé, ni fatigué à marcher jusqu'au pont.
C’est ainsi que le rêve propose bien souvent à la raison de lâcher prise et de renoncer à ses peurs (ici, le lynx ou l’eau).
e – L’attention - Comment voit-on que l’enfant est conscient ?
Auparavant, comment établissait-on l’existence de la conscience chez l’enfant ?
Il y a 30 ans, la notion d’attention était méconnue, et la plupart des psychologues, philosophes et psychiatres, pensait que les bébés et les jeunes enfants ne pouvaient différencier le réel de l'imaginaire. Ils n'étaient que des adultes inachevés.
Ainsi, Jean Piaget avait-il conclu que la pensée des enfants est irrationnelle, égocentrique, qu’ils sont enfermés dans l’instant, et qu'ils n’établissent pas encore la relation de cause à effet.
Pourquoi ces conclusions ?
- Elles sont d’abord liées au fait que l’enfant parle à peine, et exprime difficilement sa pensée.
- C’était également l’époque où la notion de différence était confondue avec celle de supériorité (de culture, de civilisation ou de race).
- D’autre part, les chercheurs qui ignoraient, chez l’enfant, la possibilité d’apprendre par lui-même, s’en tenaient à la notion de cerveau inachevé chez l’enfant, et achevé chez l’adulte [cf : intelligence artificielle].
- De plus, les enfants que Piaget étudiait n'avaient pas encore acquis le concept rigoureux de cause à effet, car leurs connaissances et leurs conclusions étaient remises en question à chaque découverte.
- Enfin, en tant qu'adulte, Jean Piaget ne possédait pas la compétence de communiquer avec les enfants, c’est-à-dire savoir les écouter et décoder leur langage et leurs attitudes. En effet, le registre de l'enfant est celui de la perception sensible, alors que l’adulte possède une logique différente, acquise pour intégrer la relation au groupe.
L'enfant vit dans le présent, il peut alors l’explorer et expérimenter.
L’adulte pense à tout ce qu’il a fait et pourrait faire.
Cette difficulté qu’a l’adulte à déterminer le degré de conscience de l'enfant est due à la perte de sa capacité à communiquer par la perception sensible, et au jugement négatif porté sur tout ce qui est différent.
Pris par les responsabilités de sa vie quotidienne, l’adulte finit par oublier ce qu’il ressentait dans son enfance et à croire que l'enfant ressent peu de choses.
Ainsi, il a pu en déduire que tout être qui ne parle pas n'est pas doté de conscience...
Fort heureusement, la science porte aujourd’hui un nouveau regard sur le monde, et elle nous fait partager ce regard.
- Aujourd’hui, comment juge-t-on que l’enfant est conscient ?
Si la parole n’est pas encore accessible à l’enfant pour qu’il révèle aux chercheurs ses capacités conscientes, il possède déjà le langage universel des gestes, et des expressions corporelles. Que voient donc les chercheurs lorsqu’ils déterminent que l’enfant a conscience ? Son corps se fige, tandis qu’il devient attentif à la scène qui se déroule sous ses yeux.
Mais c'est seulement à la fin des années 1970, que ces derniers se sont intéressés à ce que les bébés et les jeunes enfants font, plutôt qu'à ce qu'ils disent.
Ils ont ainsi constaté que les bébés en s’attardant sur les événements nouveaux ou inattendus, leur permettent de mieux comprendre leur attente.
En effet, l’attention, dont les bébés sont dotés, montre la mise en œuvre de processus aboutissant à la conscience.
C’est ainsi que les chercheurs, en observant le comportement des tout-petits découvrant une situation ou un objet nouveaux, ont pu mettre en place d’autres paramètres d'étude :
- comment réagissent-ils une fois qu'ils ont pris conscience ?
- comment innovent-ils ou imitent-ils les actions de leur entourage ?
- quels vont être alors leurs objectifs ?
Les chercheurs ont alors changé leur point de vue en s’attachant à ce qui intéresse les bébés, c'est-à-dire tout !
Et ce « tout » qui contribue à leur développement est enrichi par leur capacité à imiter ces adultes plus expérimentés.
Cependant, à ces enfants si avides de connaissances, comment les adultes vont-ils transmettre leur propre expérience ?
En leur permettant de s'épanouir ? Ou en imposant des limites à leur conscience ?
Ce que la nature sait faire,
l’éducation peut l’interdire.
Peu à peu, les chercheurs ont reconnu que les enfants en savaient beaucoup plus qu’ils ne pensaient, mais surtout qu’ils enrichissent leurs connaissances à la manière scientifique, en faisant des expériences, en utilisant les statistiques, en formulant des hypothèses dans tous les domaines explorés.
f – L’éducation - L’apprentissage de l’enfant orienté par l’adulte :
Quelle serait alors, pour l’enfant, la meilleure façon d’exploiter ses extraordinaires possibilités ?
Les grands penseurs de l’éducation, tels Montaigne, Comenius, William James ont élaboré leurs théories avec les seuls moyens d’exploration dont ils disposaient à l’époque : l’introspection, l’observation, ou le dialogue, ce qui a pu les induire en erreur, comme ce fut le cas pour Jean Piaget.
Ces grands penseurs faisaient comme les enfants dont on sait aujourd’hui qu’ils découvrent par tâtonnements [cf : "a - La manipulation d'objets"].
Or, le cerveau commence à apprendre in utero : l’ouïe et l’odorat sont déjà fonctionnels, et il mémorise sons et odeurs.
Grâce à l’ouïe, le réseau cérébral dédié au langage est activé dès les premiers mois de la vie. On observe déjà la présence du siège de la parole dans l’hémisphère gauche. Le sens du nombre est lui aussi très précoce, puisqu’on l’observe chez les nouveau-nés de quelques heures.
L’aire pariétale qui en est responsable permet à l’enfant de développer immédiatement son intuition mathématique, ce qui montre l’importance de cette dernière dans les choix de l’évolution. C’est d’ailleurs elle qui sera impliquée dans le cerveau des grands mathématiciens, au cours de l’exercice de leur discipline.
Toutefois, aucune de ces capacités ne s’épanouirait sans une fonction indispensable : la curiosité.
Chez les espèces évoluées, la connaissance de l’environnement s’impose pour des raisons de survie. Elle se traduit par le désir d’apprendre qui met en oeuvre un circuit ancien dans l’évolution des espèces : le système dopaminergique qui oriente l’attention vers les phénomènes nouveaux mais toutefois compréhensibles. Curieusement, l’effet observé est comparable à celui que provoque une drogue.
Dans cette aire pariétale, lecture et calcul font appel à des régions distinctes : celle du langage servira plus tard à la lecture, celle du calcul permettra l’utilisation des outils. C’est ainsi que l’activité cérébrale des enfants qui regardent une émission télévisée sera différente selon que l’émission propose des jeux avec des lettres ou des nombres.
Il est important de laisser l’enfant exploiter ses capacités naturelles. On a d’ailleurs constaté que, plus tard, le cours dispensé par un enseignant où l’enfant reste passif, est moins efficace que les pédagogies où il peut intervenir librement par ses questions, ou expérimenter par lui-même.
C’est d’ailleurs ce principe qui a été utilisé par Google pour développer un algorithme capable de permettre à un robot d’améliorer son apprentissage.
L’écrit, combinaison de l’image, du son et du geste :
L’écrit est une conquête récente de l’humanité. Apparu voici seulement cinq à 6000 ans, il n’a pas eu le temps de transformer le cerveau comme le langage oral a pu le faire.
Nous avons vu que l’apprentissage de la lecture n’a débuté qu’avec le développement de l’éducation au cours des derniers siècles.
Une autre difficulté vient de la multiplicité des langues et des systèmes orthographiques, excluant toute possibilité d’harmonisation d’un codage génétique.
Ainsi, contrairement au langage oral qui s’acquiert spontanément, l’écrit nécessite un apprentissage dispensé par un enseignant.
De quelles capacités l’enfant dispose-t-il pour assimiler cet enseignement ?
Ces capacités, les mêmes chez tous les enfants, sont de trois ordres :
- la conscience phonologique qui est la capacité à manipuler la parole comme un objet et qui permet de percevoir, découper et manipuler les unités sonores du langage (phonèmes, syllabes…).
- la reconnaissance des noms des lettres et leur prononciation, à laquelle les enfants se trouvent confrontés dès trois ou quatre ans. Ils vont détecter certaines régularités, comme l’orientation des mots dans l’espace ou leur longueur. Ils vont également découvrir que ces mots sont composés de signes différents et récurrents.
- la conscience que l’écrit n’associe pas directement l’objet (une poule par exemple) à sa forme orthographique.
Cette prise de conscience transite pour cela par la forme orale. C’est l’utilisation du système alphabétique qui constitue la base à partir de laquelle les enfants vont apprendre à associer les lettres et les sons.
Le déchiffrage demeure longtemps hésitant, jusqu’à ce que la mémorisation permette une reconnaissance rapide et une certaine fluidité dans la reconnaissance des mots.
Désormais, le sens des mots va être lié automatiquement à la perception des mots écrits et, de même, l’audition des mots va activer les formes orthographiques déjà mises en mémoire.
Le résultat final est l’établissement de nouveaux circuits dans le cerveau, et la réorganisation de son fonctionnement. Les enfants vont alors disposer d’une banque de données externe facilitant leur apprentissage.
Effets de l’apprentissage sur le cerveau :
Le cerveau se construit en dehors de toute « volonté » de l’enfant. Le premier apprentissage s’est borné à exploiter des capacités innées, incluant une capacité d’abstraction qui permet la mémorisation et l’anticipation des situations.
L’apprentissage ultérieur va réorganiser le cerveau en fonction de critères plus abstraits comme la représentation des objets par des mots, et la représentation des volumes ou des poids par le calcul.
Pour cela, l’architecture du cerveau va se modifier.
- Au niveau macroscopique, et à l’échelle de l’évolution, cette architecture cérébrale est très stable : on observe de grands faisceaux de connexions, identiques chez tous les êtres humains, quelle que soit leur culture ou l’accès à l’éducation.
Le développement de l’écriture et des mathématiques n’a pas eu le temps d’entraîner des changements majeurs.
Représentation de 38 faisceaux longs de la substance blanche cérébrale (chaque faisceau est représenté par une couleur différente). CEA/Neurospin
- A l’échelle millimétrique, par contre, les individus sont tous différents, et l’impact des apprentissages se traduit par des modifications importantes. Ainsi, chez une personne alphabétisée, les fibres nerveuses sont davantage myélinisées, ce qui induit une plus grande rapidité de conduction dans les faisceaux d’axones qui relient les aires visuelles et les aires du langage.
Par IRM de diffusion, on a pu constater un important changement au niveau des faisceaux corticaux de substance blanche. Le segment postérieur du faisceau arqué (en jaune) est mieux structuré chez les lecteurs.
- Enfin, au niveau microscopique, les apprentissages modifient toutes les connexions entre neurones, montrant que les connaissances acquises sont incorporées aussi bien dans les tissus du cerveau que dans les gènes [cf : Mémorisation].
Les chercheurs ont pu scanner le cerveau d’enfant avant, puis après le début de l’apprentissage à la lecture. Ils ont constaté que la zone de la lecture, située dans « l’aire de la forme visuelle des mots », s’est activée à la vue des lettres et des mots écrits plus qu’à tout autre image. On peut en déduire que l’apprentissage à la lecture réoriente la fonction de cette région du cerveau.
Les régions en orange et en vert sont activées à la fois à la lecture et au langage.
La lecture modifie également une région qui permet d’identifier les phonèmes : le planum temporale, proche de l’aire auditive primaire.
L’aire de la forme visuelle des mots (Visual Word Form Area ou VWFA) s’active aux visages ainsi qu’aux objets et aux damiers, avant que l’apprentissage à la lecture ne vienne réorienter sa fonction.
Chez deux enfants d’âge identique, mais d’apprentissage inégal, on observe l’activation de l’aire de la forme visuelle des mots chez le lecteur.
Tandis que la lecture s’améliore, la reconnaissance des visages décroît dans l’hémisphère gauche et augmente dans l’hémisphère droit.
Cette aire de la reconnaissance des mots écrits, transformée par l’apprentissage de la lecture, est codée génétiquement, et on peut la retrouver chez d’autres espèces animales comme le singe macaque.
Sur quelles bases s’effectue alors l’apprentissage de l’enfant, avant qu’il ne soit orienté par les connaissances de l’adulte ?
On découvre ainsi que, loin d'être des adultes inachevés, les bébés et jeunes enfants sont de véritables scientifiques qui explorent le monde, comprennent, innovent et se transforment.
Cette curiosité, indépendante de tout jugement de valeur, que l'on retrouve dans tout le règne animal, apparaît dans sa forme la plus pure dès les premières années de la vie des enfants.
Plus tard, pourtant, leur curiosité et leur conscience tournées vers la réalité s’estomperont, une fois devenus adultes.
En effet, les capacités requises pour que l’adulte agisse efficacement nécessitent un réseau cérébral correctement élagué et l’acquisition d’automatismes. Ces caractéristiques ne sont pas compatibles avec les qualités nécessaires pour apprendre, et s’adapter à toutes les situations nouvelles. C’est ce qui va déterminer la différence qui existe entre l’enfant et l’adulte qu’il sera.
Le comportement de l’enfant révèle le fonctionnement même de la conscience.
Toutefois, si l'enfant livré à lui-même s'avère plus « intelligent » que l'enfant soumis à une éducation formelle, et si sa créativité le distingue de ceux qui se sont figés dans le moule collectif, la contrepartie de cette liberté pourrait être une certaine inadaptation sociale.
C’est cette apparente opposition entre deux systèmes complémentaires (l’adaptation et les automatismes), qui détermine l'entrée de l’homme dans une troisième période de sa vie, celle d'une conscience objective.
«L'enfant possède l'intelligence qui lui permet de comprendre et s'adapter.
L’adulte acquiert les automatismes qui facilitent son adaptation aux conditions du milieu.»
5 – L'enfant, de la dépendance à l'autonomie : (suite)