Nous savons maintenant que c’est vers l’âge de 1 an et demi que l’enfant fait la distinction entre ce qui est ressenti par les autres et par lui-même : il accède ainsi à l’empathie. Il n’a pas encore subi l’influence de la collectivité, et son sens moral pourrait alors posséder sa vraie valeur.
Ce n’est plus le cas chez l’adulte dont nous avons pu voir que la seule présence d’autres personnes, dilue le sentiment de responsabilité, car chacune pense qu’une autre interviendra si nécessaire.
Ce sentiment, qui apparaît très tôt chez l’enfant, est pourtant le fruit d’une longue évolution. Que devient-il chez l’adulte ?
A - L’influence de l’environnement sur le sens moral :
a - L’apprentissage par l’imitation :
Chez le bébé, l’influence de l’entourage commence dès qu’apparaît la capacité d’imitation, en fait dès la naissance.
C’est ainsi que le bébé va imiter les gestes de ses parents, leurs émotions, et apprendre leur langage : le développement de son sens moral n’échappera pas à cette influence.
De son côté, sans en avoir conscience, l’adulte accomplit les gestes qui seront imités : ainsi, lorsqu’une mère donne à manger à son enfant avec une cuillère, elle ouvre la bouche.
On retrouve ce même mécanisme dans les salles de spectacle : dès qu’un acteur adopte une expression triste ou gaie, les spectateurs l’imitent. Parallèlement, on constate que ces derniers regardent ce qu’éprouvent les autres afin de vérifier si leurs réactions sont partagées.
Si l’imitation favorise le lien familial chez le tout petit, elle favorisera plus tard la solidarité et le lien social.
Ainsi, par le biais de l’imitation, le rapport à autrui se renforce, mais bien souvent aujourd’hui, l’imitation d’un mauvais modèle va perturber l’apprentissage de l’enfant.
Cette influence se retrouve dans tous les domaines : les expériences montrent que chacun est amené à suivre des modèles : parents, amis, collègues de travail, personnages publics etc. Tout comme l’on apprend la langue des personnes qui nous accueillent dans la vie, on apprend leur mode de vie. La société deviendra plus tard la seconde famille d’accueil.
L’enfant apprend de son entourage : il utilisera plus tard la même langue que ses parents.
Cet apprentissage par l’imitation va déterminer l’orientation du sens moral : il va dépendre des choix de chacun, de l’expérience acquise, des habitudes culturelles, voire de rites millénaires.
Choix de vie.
Expérience à acquérir.
Rite à respecter.
D’abord orientées par l’exemple parental, les normes morales vont être renforcées plus tard par le groupe dans les écrits et les textes juridiques.
De nombreuses prescriptions morales ont ainsi jalonné l’histoire des civilisations, comme l’épopée de Gilgamesh 3000 ans avant notre ère en Mésopotamie, le Mahabharrata 1000 ans avant notre ère en Inde, les édits de l’empereur Ashoka 250 ans avant notre ère également en Inde, sans oublier les patriarches et prophètes des religions monothéistes.
C’est ainsi qu’au XIVe siècle un auteur anonyme a publié « De imitatione Christi » l’un des ouvrages de piété religieuse les plus traduits et lus en France.
Toutefois, en dehors des prescriptions écrites, les comportements moraux s’acquièrent essentiellement en observant et en imitant les personnes qui les incarnent.
Ainsi, lorsqu’un adulte salue un nouvel arrivant, ouvre une porte à une personne pour faciliter son passage, l’enfant qui l’observe et qui possède une tendance naturelle à un tel comportement aura plus de chances de le conserver.
Une étude réalisée par James Bryan et Marie Test de l’université Northwestern de l’Illinois, a mis en évidence le changement de comportement entraîné par la présence d’un « modèle » aperçu par des automobilistes peu avant de rencontrer une personne à aider sur le bord de la route.
Dans cette étude une femme était arrêtée, pneu crevé.
Dans la moitié des cas, quelques centaines de mètres avant le lieu où elle était en panne, les automobilistes passaient devant une première voiture arrêtée, dont la conductrice recevait de l’aide.
Après que plus de 4000 automobilistes soient passés devant cette femme en panne, il a été constaté que la simple présence du modèle doublait la proportion de conducteurs qui proposaient leur aide.
Malheureusement, l’apprentissage d’une conduite antisociale repose sur le même principe : les premiers facteurs qui provoquent la délinquance d’un individu sont l’exclusion par le groupe, et le niveau de délinquance de ceux qu’il fréquente.
Exclusion.
Exemple.
Les animaux n’échappent pas à ce mécanisme d’imitation puisqu’il est indissociable de l’apprentissage. On le trouve au sein de chaque espèce, mais aussi entre espèces ou règnes différents.
Ce mécanisme s’observe partout dans la nature :
- entre insectes et autres animaux,
- entre animaux et végétaux, tel le caméléon qui reproduit la couleur du feuillage qui l’entoure, ou le phasme, semblable à une brindille.
L’être humain est-il si différent alors qu’il s’attache à se fondre dans la nature, à reproduire le plus fidèlement possible la coutume vestimentaire de son groupe ou suivre les injonctions d’influenceurs de tout bord ?
Nécessité vitale.
Nécessité sociale.
Personnalités fragiles.
« Tous les êtres vivants imitent : les couleurs, les formes, les comportements. »
b – De l'enfant à l'adulte, deux comportements qui s'opposent :
Nous savons maintenant que dès son plus jeune âge, l'enfant possède un sens moral générateur de bien-être. Il semble bien que ce soit le comportement adulte, trop souvent figé par les acquis culturels, qui vient réorienter cette propension innée à respecter ce qui est bien, car vécu agréablement.
1 - Indifférence à la souffrance d’autrui et compassion :
Toutefois, le sens moral du tout petit est difficile à appréhender en l’absence de langage. C’est donc l’étude de sa manifestation chez l’adulte qui a permis d’en affiner la compréhension.
On constate quotidiennement que l’être humain est capable du meilleur comme du pire, des plus nobles élans de compassion comme des plus effroyables génocides.
Pourquoi de tels comportements qui vont à l’encontre de ce que l’on peut observer chez le tout petit ?
Deux circuits neuronaux principaux ont pu être identifiés dans le cerveau de l’adulte confronté à une personne qui souffre : l’un porte à la compassion, l'autre à l'indifférence, voire même à un sentiment de plaisir. Tout dépend du lien qui unit le sujet à la personne qui souffre.
Des expériences menées par la neurologue Tania Singer et ses collègues de l'université de Zurich peuvent être rapprochées des constatations faites dans le domaine de l’empathie. Dans ces expériences, des supporters de football devaient observer successivement un supporter de leur équipe, puis de l'équipe opposée, qui subissait une décharge électrique.
Ils avaient la possibilité d’aider la personne qui souffrait en déviant une partie de la décharge sur eux-mêmes. Ils pouvaient aussi se contenter d’observer la scène ou regarder ailleurs.
Cette expérience a montré que les supporters compatissaient avant tout avec les personnes qui arboraient les couleurs de leur équipe (et dans ce cas ils acceptaient de recevoir une partie de la décharge électrique), mais qu’ils préféraient regarder souffrir une personne qui soutenait l’équipe opposée.
On a constaté que des régions très différentes s'activaient alors dans leur cerveau.
Dans la situation de compassion, la zone émotionnelle concernée était l’insula antérieure. Dans la situation inverse, c'était le noyau accumbens (impliqué dans les sensations de plaisir et le renforcement des comportements qui permettent de satisfaire nos besoins fondamentaux).
L'insula.
Les voies dopaminergiques.
2 - Les endogroupes et les orientations du sens moral de l'adulte :
Il existe une théorie, la théorie des endogroupes, qui postule que l'être humain fait preuve d'altruisme envers les personnes de même appartenance sociale, et d'hostilité vis-à-vis des autres groupes.
Pourtant, dans la nature, l’hostilité n’est pas une loi, même si les nécessités de la vie imposent de tuer pour se nourrir. Cette nécessité s’impose dans le domaine du territoire, mais aboutit rarement à la mise à mort. Quant à la suprématie du mâle alpha sur sa meute, elle est aussi une garantie de protection.
Chez l’homme, par contre, l'hostilité, lorsqu’elle n'est pas le résultat d'une agression, apparaît comme le résultat de conditions de vie qui ont favorisé l’inhibition de l’empathie. L’insensibilité qui en découle réduit la conscience du monde réel... L’individu agit alors en fonction d’expériences négatives antérieures au lieu d'agir en accord avec la réalité présente.
Le meilleur exemple demeure la persistance de la notion de race, liée à plusieurs facteurs :
- méconnaissance des autres cultures,
- méconnaissance de l’influence de l’environnement,
- méconnaissance des migrations survenues depuis l’apparition de l’homme,
- ignorance de l’origine de la couleur de peau.
L’existence de structures cérébrales dédiées à ces changements d’attitude suggère que l’être humain adulte est double vis-à-vis des thématiques altruistes : une évolution rapide s’est donc produite depuis son enfance.
La mobilisation du noyau accumbens dans de telles situations laisse penser que l’hostilité à l’égard des groupes externes est un comportement profondément ancré.
Il remplirait une fonction de survie évoquée par le psychologue turc Muzafer Shérif dans les années 1960 : il avait observé que des individus normalement paisibles, confrontés à une situation de manque, formaient rapidement des groupes qui s'affrontaient pour l'accès aux ressources.
La sélection naturelle aurait privilégié la capacité d’aider les proches, et celle d’écarter les inconnus.
En effet, la délimitation du territoire est une stratégie habituelle dans le monde animal pour assurer sa subsistance et la sécurité de sa famille ou de son groupe. Tout étranger apparaît comme un rival qu’il est indispensable de tenir à distance.
Marquage du territoire par le loup. (Grey Wolf Urinating by William Ervin/science Photo Library)
Chez l’homme, l’existence des sentiments universels d’altruisme débutent chez l’enfant et vont au delà des groupes d’appartenance. Comment l’expliquer ? Comme il n’est pas possible de nier l’évolution, on peut supposer l’influence des cultures : ce n’est pas l’homme qui est bon ou mauvais, il subirait les messages culturels que la collectivité dispense.
B – Le sens moral individuel et l’influence de la société sur son orientation :
a - L’adaptation du sens moral aux nécessités vitales :
Le sens moral de l’enfant s’appuie sur sa capacité à ressentir. A ce stade, il n’est nul besoin de raisonner pour savoir se comporter.
Toutefois, en devenant adulte, nous avons vu que l’être humain éprouvait la nécessité de construire un modèle du monde capable de le rassurer. Ce modèle passe par le raisonnement qui s’appuie toujours sur ses sensations et ses sentiments.
1 - La communication avec les forces de l’univers :
Aujourd’hui, les scientifiques sont de plus en plus nombreux à considérer que notre cerveau fonctionne à la manière d’un « organe de la morale » qui, capable de s’adapter à toute situation, s'est adapté à la vie en collectivité.
Chez les groupes humains restreints proches’est s de la nature et dépendants de ses dons, il existe le même penchant naturel que celui de l’animal à ne prélever que ce dont il a besoin.
Conjointement, curiosité et peur incitent à trouver une réponse à chaque nouvelle situation.
Cette curiosité, qui persiste chez l’adulte, va privilégier les explications analogiques du monde qui permettent de comprendre, en comparant à ce que l’on connaît déjà. Comme nous avons pu le voir, c’est sur ce mécanisme que se sont appuyées les religions animistes : « une divinité gronde sa menace lors d’un orage », ou « l’arbre est un génie bienfaiteur qui nous offre ses fruits ».
C'est ainsi qu'ont pu se construire certains aspects du sens moral. La crainte a engendré le respect. De même, protéger et entretenir l’arbre a acquis la valeur d’un remerciement pour le don de ses fruits.
Le cerveau, « organe de la morale » ? En réalité, ce que nous désignons sous le terme de « morale » ne pourrait-il pas être plutôt défini comme « l’ensemble des capacités sélectionnées par l’évolution pour développer et entretenir la vie dans une communion collective », l’expression de la vie étant perçue comme un sentiment agréable ?
Le cerveau deviendrait alors « l’organe générateur de sentiments agréables » lorsque la vie est respectée.
2 - Mythologie et lois sociales :
Craintes et tentatives d’explications ont fait naître une mythologie et des rituels qui ont eu pour but de conjurer les événements défavorables, tandis que des offrandes aux dieux favorisaient leur bienveillance.
Tout comme, chez l’enfant, la recherche de la sensation agréable favorise l’établissement de liens avec le pouvoir protecteur des parents, la même recherche a permis à l’adulte d’assurer sa relation avec les forces surnaturelles.
Ainsi, c’est parce que nous sommes naturellement sensibles au bien-être (c'est-à-dire « moraux ») que nous adhérons aussi facilement à tous les mouvements de réforme inspirés par les prophètes et à l’origine des religions. Pourquoi cela ? Peut–être simplement parce que ces personnages, capables de percevoir les injustices, ont suscité l’adhésion en apportant des améliorations aux conditions de vie.
Toutefois, si, chez l’enfant, l’élan naturel et la moralité sont liés, l’adulte est plutôt inspiré par ses intérêts personnels et délègue souvent aux autres la responsabilité d'être moraux.
Pourquoi ce changement ?
Il est provoqué par le souci de maintenir la cohésion dans des sociétés plus vastes dont les membres s’ignorent. Tandis que la communication directe et émotionnelle disparaît, les règles qui réduisent la liberté exacerbent l’individualisme. L’organisation remplace la solidarité.
Si la proximité crée un élan de solidarité…
…la distance impose l’organisation.
On observe ainsi, au cours de cette transformation, le passage de la sensibilité au raisonnement qui permet la réorganisation du sens moral inné pour l’adapter à la vie en société.
Pour comprendre le sens moral, il convient alors de s’intéresser plutôt au sens moral issu des sens éveillés sur la perception de soi et d’autrui.
«Le cerveau, organe de la morale ?
Ou organe qui favorise les rapports agréables avec autrui et avec le Monde
orientant ainsi vers les meilleurs choix de vie ?»
b – Le sens moral de l’individu et ses adaptations à la vie en société :
1 - Culpabilité et stratégies de déculpabilisation :
En s’adaptant à la vie en collectivité, la morale innée a dû se conformer aux contraintes nouvelles, et des contrôles mentaux sont apparus, dont le sentiment de culpabilité.
Quel est-il, ce sentiment qui survient lorsque nous avons commis une « faute » ?
Il découle lui aussi de l’empathie, cette sensibilité particulière qui nous fait éprouver ce qu’éprouve notre l’autre. Si nous lui apportons de la joie, nous partagerons avec lui cette joie, et le bonheur et la fierté d’en être à l’origine. Si nous lui occasionnons de la souffrance, cette souffrance sera partagée et le mal-être éprouvé sera perçu comme un sentiment de honte puisque nous en sommes la cause.
Nous chercherons alors à atténuer cette émotion pénible.
Cependant, en société, cette émotion, appelée culpabilité, doit s’insérer dans les règles de comportement et subir l’influence de l’entourage.
Survient alors un conflit. Pour y échapper, l’individu va développer des stratégies de déculpabilisation.
– la première de ces stratégies est la distanciation : l’individu va, par exemple, développer un sentiment de supériorité dû à son statut social ou une à idéologie pour se sentir moins coupable des conséquences de son acte.
Le dénigrement de la victime peut justifier aussi son sentiment de supériorité,
L’agresseur pourra même se considérer comme victime, arguant pour cela de faits anciens. Dieu peut même lui servir de garant.
– Une autre stratégie passe par la modification du langage. Dans ce domaine, toutes les justifications, avérées ou factices, peuvent être exploitées :
Le coupable parle alors de « dommages collatéraux », de « frappe chirurgicale », de « solution finale ».
Le mot ghetto est remplacé par « enclave » ou « territoire », et « camp de réfugié » va souligner le refuge apporté, éludant l’injustice de l’expulsion ou de la déportation.
Ainsi le sentiment de culpabilité peut être réduit, tandis que le sentiment naturel d’empathie s’efface.
- La culpabilité est également atténuée lorsqu’il est possible de justifier un comportement par un bénéfice supposé pour sa victime. Ainsi les dictateurs vont affirmer œuvrer pour le bien commun, et l’esclavage a pu être considéré comme un bien pour le « sauvage » puisqu’il pouvait être converti au christianisme.
– Enfin, en cas d’agression perpétrée par un groupe, la dissolution de la responsabilité conduit chacun des agresseurs à reporter la responsabilité morale sur le groupe.
Force est alors de constater que la plupart des comportements de déculpabilisation utilisés consistent avant tout à affaiblir et même supprimer la capacité d’empathie pour l’autre.
2 - Culpabilité et stratégies d’évitement :
Les rituels magiques sont eux-aussi efficaces.
- Ainsi, un rituel de bien-être va soulager un mal-être permanent.
Rituel taoïste par les cristaux.
Rituel tibétain par les sons.
- De même, un rituel de protection pourra apaiser une peur irraisonnée.
Rituel de Protection par un sortilège en bouteille.
Ainsi en va-t-il de tous les rituels pour attirer la chance, l’argent ou l’amour : inutile de faire l’effort de se remettre en question, le rituel y pourvoit.
3 - Culpabilité et expiation :
- Les rituels de purification :
La culpabilité peut aussi s’apaiser par la reconnaissance de la faute et par l’expiation. Pour cela, un rituel de purification s’avère nécessaire. Ce rituel peut consister en un acte symbolique, comme se baigner, se laver les mains. Il peut aussi se résumer à une reconnaissance de sa faute dans la confession, au prêtre ou à Dieu lui-même, reconnaissance qui permet d’échapper à toute réparation coûteuse personnellement.
Certes, la solution la plus juste passerait par le pardon demandé à la victime.
A défaut, un aveu à la victime ou à la justice, suivi d’une indemnisation ou de l’incarcération, réduira la culpabilité de celui qui a commis une faute.
- La justice immanente :
L’acte volontaire de la purification peut aussi être remplacé par la certitude d’une justice immanente qui œuvrera en dehors de toute décision personnelle comme de toute intervention extérieure.
Ainsi en va-t-il du promeneur qui bouscule et blesse une autre personne. Plus tard, s’il lui arrive de trébucher, de tomber et se casser le poignet, il le vivra comme une punition méritée.
Pourquoi cette association spontanée ?
En collectivité, la coopération repose sur la réciprocité et l’équité. Ainsi, nous sommes portés croire que le malheur qui survient après une faute rétablit l’équité.
Toutefois, cette impression de justice immanente s’efface si le malheur et la faute ne sont pas proportionnés : par exemple, si le sujet qui n’a pas été charitable se fait renverser par une voiture et se retrouve paralysé à vie.
Un mécanisme psychologique, fondé sur l’empathie, permet de comprendre l’enchaînement de cause à effet. Quand le sentiment de culpabilité n’a pas été étouffé, il focalise la pensée sur son propre mal-être causé par la souffrance infligée à autrui. L’attention est alors détournée de la réalité extérieure : si le sujet arpente un chemin jalonné d’obstacles, distrait, il ne verra pas celui qui va le faire chuter.
« Toutes les stratégies de déculpabilisation tendent à réduire la sensibilité empathique
et la conscience de la réalité. »
C – Le sens moral de l’adulte, ses déviances et ses pathologies :
Deux transformations majeures liées au développement des sociétés ont profondément modifié les comportements humains : la nécessité de trouver un moyen d’échange universel, et la nécessité de se mettre en avant pour exister. a - L’Argent – de l’altruisme à l’égoïsme - Les transformations du cerveau moderne : 1 - De l’échange au pouvoir :
Durant des millions d’années, dans les sociétés animales, la coopération a été le moyen le plus efficace pour exploiter les richesses de l’environnement. Cette coopération, naturelle au sein d’une même espèce, s’observe aussi entre espèces a priori concurrentes [cf : La coopération entre espèces différentes].
Chez l’homme, après l’alliance des compétences, un autre système de partage, le troc, s’est imposé entre cultures différentes.
Complémentarité des compétences.
Complémentarité des besoins.
Ce système novateur présentait toutefois un inconvénient : le bien proposé n’était pas toujours celui recherché. Il fallait trouver un moyen d’échange universel qui s’est avéré être l’argent.
Utilisation d’un intermédiaire universel.
Aujourd’hui le pouvoir que sa possession apporte a mis les humains en concurrence et l’essentiel des ressources cognitives se mobilise pour se l’approprier. Le posséder ouvre, en effet, un accès à tous les biens et tous les pouvoirs.
Avec lui, le bonheur n’est plus dans les sentiments partagés, mais dans la satisfaction qu’apporte sa possession.
C’est ce que montrent des expériences d’économie expérimentale : les étudiants en économie se montrent plus égoïstes que les autres.
Deux processus sont en cause :
- des études comparatives menées auprès d’étudiants de première année dans diverses disciplines, ont montré que les jeunes qui se lancent dans les études d’économie sont, dès le début, plus égoïstes que les autres.
Puis, cette prédisposition subit un renforcement pendant l’apprentissage. La rhétorique enseignée dans les cours d’économie développe chez les étudiants le narcissisme, l’auto satisfaction, la sensation du pouvoir exercé sur autrui et renforce leur égoïsme au fil des ans.
Le développement d’un certain « art du langage » favoriserait donc le but à atteindre au détriment de la sensibilité.
La pensée des tenants d’un égoïsme fondamental s’en trouve renforcée car, pour eux, un altruisme véritable impose que celui qui agit avec bonté n’y gagne rien psychologiquement voire y perde quelque chose.
Tous les hommes seraient-ils égoïstes ?
L'effacement de la conscience ? Une conséquence de la domination de la rhétorique sur les sentiments.
Fort heureusement, cette vision de l’être humain n’est pas une règle universelle. De nombreuses cultures traditionnelles le considèrent avant tout comme un être social et coopératif.
Ainsi, en Afrique du Sud, le terme Ubuntu, sans équivalent dans une langue occidentale, possède un sens très large et recouvre un ensemble de sentiments humains naturels comme la bonté, l’humanité partagée, la générosité, la gentillesse, la grandeur d’âme.
Comment l’extraordinaire invention de la monnaie, capable de permettre tous les échanges, a-t-elle pu altérer à ce point l’« ubuntu » de l’être humain ?
Qu’en est-il donc, à notre époque, du narcissisme et de l’égoïsme qui découle de son usage ?
2 - L’argent et le mensonge organisé :
Si l’argent constitue un réel progrès dans la structuration des sociétés et dans l’amélioration des conditions de vie de chacun, l’acquérir peut devenir une addiction, entraîner des dérives et mettre en péril l’avenir de ces sociétés.
Pour l’acquérir, tout est possible.
Nous avons vu que les arguments de vente n’hésitent pas à utiliser le mensonge pour influencer le consommateur.
Si le sens moral utilise des capacités innées du cerveau, les mêmes capacités peuvent aussi le desservir. Ce sont :
– Les circuits du plaisir,
– la curiosité : l’attention est attirée par tout ce qui est nouveau. Or, le spectaculaire et l’inédit sont plus attractifs que ce que l’on connaît déjà,
– les statistiques : ce qui est le plus diffusé est forcément vrai.
C’est ainsi que les fake news peuvent se diffuser.
Elles exploitent 3 défauts dans le fonctionnement du cerveau humain : l’absence d’esprit critique, le désir de se mettre en valeur en relayant l’information, ou l’appât du gain.
Ainsi, un événement extraordinaire, mis en avant, va attirer tous les curieux de nouveauté. Puis, diffusé largement en l’absence d’esprit critique, il devient authentique…
Comment fait-on alors pour acquérir de l’argent ? On crée un site de fausses informations hébergeant des publicités axées sur la vente.
C’est ainsi que la fake news « Un condamné à mort pédophile et cannibale a demandé un enfant pour son dernier repas » a pu rapporter 15 000 € à son créateur.
On sait que l’ensemble des informations mensongères diffusées sur le net rapporte 2,5 milliards d’euros à ses créateurs, ses hébergeurs et ses diffuseurs.
b – Le Narcissisme et la perte de l’empathie :
Une autre pathologie, le narcissisme, semble elle aussi spécifique de l’homme.
Le narcissique est décrit comme un être convaincu de son propre mérite et de sa supériorité, certain qu’il n’a pas à suivre les règles qui contraignent les autres.
Tout en s’accordant beaucoup de droits, il ne s’embarrasse d’aucun devoir envers autrui dont il attend au contraire flatterie, admiration, reconnaissance et soumission.
1 - La perte de l'empathie :
L’une des principales caractéristiques de ce trouble de la personnalité est l’absence d'empathie et de compassion. Le narcissique est bien en mesure de reconnaître les sentiments, pensées et intentions des autres, mais cette reconnaissance est liée davantage aux aires cognitives de son cerveau qu’à sa sensibilité.
Sensibilité.
Egoïsme.
Stefan Röpke psychiatre à l'Université Charité (Berlin) a mené avec ses collègues une étude sur 34 sujets, dont la moitié atteinte du trouble de personnalité narcissique. Après avoir montré que ces derniers présentaient effectivement un déficit à éprouver de l’empathie, ils ont constaté une diminution de l’épaisseur du cortex cérébral dans l’insula, une région impliquée dans les processus de compassion.
Cette difficulté à ressentir de l’empathie génère l’égoïsme.
2 - L’anticipation impossible :
Chez l’être humain, l’empathie est complétée par la capacité d’anticiper ces sentiments : avant même de blesser autrui, physiquement ou moralement, on peut savoir de quelle façon il va souffrir.
Pour l’égoïste, impossible d’anticiper les événements, qu’ils participent des sentiments ou de la réalité. Ainsi, le cerveau de l’égoïste, aveuglé par la satisfaction de ses désirs, va-t-il se montrer indifférent, par exemple, au réchauffement climatique. Ce futur est trop lointain par rapport aux désirs qu’il souhaite assouvir au plus vite.
Dans une expérience menée par Tobias Brosch et ses collègues de l’université de Genève, une trentaine de participants ont tout d’abord rempli un questionnaire afin d’évaluer à quel degré ils étaient tournés vers eux-mêmes. Puis, alors que leur activité cérébrale était mesurée par IRMf, ils ont eu à évaluer la gravité d’une série de conséquences liées au changement climatique, conséquences échelonnées jusqu’à 2085.
Les chercheurs ont constaté que les personnes autocentrées sont bien moins préoccupées que les autres par ce qui se passera après leur mort. Ces résultats sont reliés à l’activité du cortex préfrontal ventromédian qui, en conditions normales, s’active quand nous imaginons le futur lointain,. Or, chez les personnes égoïstes, aucune augmentation d’activité n’a été constatée lorsqu’on leur annonçait une catastrophe climatique à l’horizon 2080.
Cette expérience est à rapprocher de patients présentant une lésion du cortex préfrontal ventromédian, patients étudiés par le neurologue Antonio Damasio : ayant de la peine à anticiper les conséquences de leurs actes, ces patients prennent souvent des décisions absurdes.
3 - L’évolution des comportements actuels - plus de narcissisme et moins d’empathie :
Plusieurs études axées sur l’évolution des comportements au cours des dernières décennies montrent à la fois une augmentation du narcissisme et une réduction de la capacité à éprouver de l’empathie.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les sociétés traditionnelles conservaient une certaine stabilité. Chacun y avait sa place, et il n’y avait pas lieu de se mettre en avant.
Par contre, durant la première moitié du XXe siècle, les débuts de la société industrielle, puis la course au progrès, ont débouché sur davantage de liberté et de mobilité. Chacun a dû alors persuader les autres de sa valeur en oubliant trop souvent l’existence de l’autre.
Une méta-analyse récente a été conduite auprès de 16 475 étudiants américains qui ont répondu au même questionnaire évaluant leur degré narcissisme. Les résultats obtenus ont montré que le nombre de narcissiques a augmenté de 30 % entre 1979 et 2006.
A ces causes sociologiques s’ajoute un changement d’ordre éducatif.
Si, auparavant, il était exceptionnel de prêter attention aux besoins de l’enfant, un changement des mentalités est intervenu, lui donnant bien souvent une place centrale. Cette place accordée à l’enfant et à ses besoins semble avoir facilité l’émergence d’une génération au narcissisme exacerbé. S’y est ajouté, bien souvent, le renoncement des parents ou de la société à leurs obligations éducatives.
Une autre étude, réalisée entre 1979 et 2009, a exploré les scores d’empathie obtenue par 13 737 étudiants. Il apparaît que l’empathie a baissé de façon notable à partir des années 2000.
Sarah Konrath (psychologue social à l’université du Michigan) a constaté qu’actuellement, les étudiants obtiennent des scores environ 40 % plus faibles que leurs prédécesseurs de 30 ans leur aîné.
Parallèlement à l’apparition de l’enfant-roi, on a assisté en Occident au développement de l’État-providence (chacun pour soi et l’État pour tous). Ainsi, on appelle les services sociaux lorsqu’on voit un nécessiteux sur le sol, plutôt que de s’en occuper soi-même.
Aujourd’hui, pour connaître le pourcentage d’humains capables d’empathie et de compassion, il suffit de regarder combien de personnes, au plus fort d’une pandémie, ont porté un masque, signe de l’attention et du respect porté aux plus fragiles.
c – Bonheur et plaisir entre sadisme et masochisme :
Quand faire souffrir procure du plaisir, on parle de sadisme. Au contraire, lorsque souffrir fait jouir, on parle de masochisme.
Jean Decety, Carla Harenski et leurs collègues (Universités de Chicago, du Nouveau-Mexique, d’Albuquerque et du Wisconsin), ont pu étudier, à l’aide d’un scanner, l’activité cérébrale de criminels sadiques à qui l’on montrait des vidéos de personnes subissant des tortures.
J’aime souffrir !
J’aime faire souffrir !
Ils ont pu observer que le cerveau du sadique s’active très fortement dans l’insula antérieure, une zone de perception de la douleur d’autrui, également liée à la conscience de son propre corps. De plus, l'activité de cette zone est accompagnée d’une intense activité dans l'amygdale cérébrale, l'hypothalamus et le striatum ventral, trois régions qui participent à l'excitation sexuelle et au plaisir. Ainsi, dans le cerveau, la cruauté apparaît sous la forme d'une activité conjointe entre des zones de perception de la douleur et des régions liées au plaisir et à l'excitation.
Une autre étude a aussi montré que la vue de blessures infligées à autrui génère une érection chez le sadique.
Le même lien cérébral existe entre masochisme et plaisir
On ignore actuellement si cette association entre souffrance et plaisir est d’origine génétique, ou si elle pourrait être le résultat d'un "apprentissage".
Pourtant, si nous nous souvenons des effets du contrôle volontaire des émotions, nous avons vu que, dans le cerveau, l'insula est la zone des émotions et de la créativité. Elle est aussi la zone de la compassion.
Or, lorsque les émotions sont réprimées, la capacité à ressentir diminue, les sensations de bien-être et de bonheur s’effacent elles aussi, et c’est le plaisir qui les remplace.
Nous avons déjà vu la confusion qui existe entre « aimer » et « être amoureux » : dans le premier cas il s’agit d’un bien-être paisible, de partage et de confiance, quoi qu’il arrive et quelle que soit la distance qui sépare.
L’amour…
Dans l’autre cas, le bien être est indissociable de la présence de l’autre, son absence suscitant l’inquiétude et la jalousie. La disparition de la personne « génératrice de bonheur » révèle un mal-être intérieur qui peut pousser au suicide comme au meurtre Il ne s’agit plus alors d’amour véritable. On a « besoin » de l’autre, et son absence nous révèle notre vide intérieur dont nous le rendons responsable.
... et le besoin.
La même confusion existe entre « être heureux « et « éprouver du plaisir ». Nous nous contenterons ici de reprendre la définition du dictionnaire « Le Robert » pour comprendre que le plaisir possède peu de points communs avec la paix intérieure que procure le bonheur.
On observe, dans les relations humaines, que l’indifférence comme la cruauté peuvent donner du plaisir :
- gagner de l'argent aux dépens de celui qui n’a pas le nécessaire,
- ou faire du mal à l’autre.
Ce lien se retrouve dans le cerveau où le noyau accumbens s’active lors du plaisir ou de la cruauté.
Si l’on peut comprendre qu’une région du cerveau soit affectée à la sensation de plaisir, il est plus difficile de concevoir que le plaisir puisse être éprouvé dans la cruauté, même si on a pu éprouver ce sentiment.
Toutefois, si l’on admet que le mal-être peut amener à des actes de violence, on peut comprendre que faire du mal à celui qui nous en a fait apaise la colère. C’est le soulagement éprouvé alors qui est perçu comme un plaisir ; celui-ci n’est donc pas lié à un réel plaisir, mais plutôt à l'apaisement d'une tension pénible.
Freud a décrit ce phénomène. Une souffrance d'enfance refoulée peut resurgir et s'exprimer dans la cruauté... C’est ainsi que les souvenirs d’enfance refoulés augmentent la pression émotionnelle intérieure. Or les émotions ont besoin de s’exprimer.
Pour comprendre ce phénomène, on peut le comparer à celui qui se produit lorsqu’une flamme entretenue augmente la pression dans une cocotte minute. Une soupape de sécurité est indispensable.
Emotions exprimées.
Mettre son doigt sur la soupape et empêcher la vapeur de s’échapper peut mener à l’explosion.
Emotions contrôlées.
Emotions reprimées.
Dans le cas des émotions, les contrôler revient à épuiser son énergie en empêchant une fonction vitale. Le mal-être engendré peut mener à la maladie ou, parfois, aboutir à un déchainement de violence.
D’où l’intérêt des recherches menées en neurobiologie pour comprendre les mécanismes en jeu.
Comment pourrions-nous alors reconnaître un sens moral évolué et parvenu à maturation ?
Ce serait lorsque chacun agirait, envers lui et envers les autres, avec des sentiments d’égalité et de fraternité.
« Le bien-être partagé est l’expression sensible
de ce que la raison appelle aujourd’hui « sens moral. »
6 - Education – développer le sens moral : (suite)